Le regard de Jean-Yves Decottignies
Greisch
Faut-il considérer la mémoire comme un outil utile ou comme un faux-ami, voire un fardeau dont il faut se défier ? La nostalgie restant ce qu’elle a toujours été, si l’on veut un présent apaisé préparant un futur prometteur, il faut user avec discernement et circonspection du stock de souvenirs que notre histoire, personnelle ou collective, nous a légué. Embellissement excessif du passé ou noircissement systématique de l’« avant », les deux tentations coexistent au cœur de l’homme, ce sont deux poisons de danger équivalent. Quant à l’oubli, cette négligence de ce qui fut, il peut servir à des desseins peu avouables, dont le rêve de recommencement et de répétition de comportements fautifs, car le pareil au même apparaît souvent comme d’intérêt majeur pour l’entretien du fixisme.
L’on se faisait ces réflexions en écoutant lundi l’intervention du père Jean Greisch, philosophe et théologien remarquable, à l’occasion de la remise du prix qui lui a été décerné pour 2020 par l’Académie catholique de France dans les locaux annexes de la paroisse Saint-Thomas-d’Aquin, à Paris, à deux pas de ceux de la célèbre maison d’édition Gallimard (1). Jean Greisch, homme modeste et d’une intelligence profonde, n’est pas de ces histrions qui surabondent dans les studios de l’audiovisuel ou les colloques des médias dominants pour assener leurs bruyantes convictions de pacotille. Il tient peut-être sa discrétion de ses origines modestes et de son éducation.
Né dans un petit village du Luxembourg, tout près de la frontière avec la Belgique, il y a trois quarts de siècle, il fut orphelin de mère à l’âge de 3 ans. Il a été élevé par sa grand-mère, une maîtresse femme qui porta quinze enfants et qui, raconte-t-il, régnait sur le village avec autorité comme une sorte de matriarche locale. Catholique à la façon dont on le concevait à l’époque dans les milieux ruraux de France et du Luxembourg, la dame expliquait l’histoire sainte à son petit-fils à partir des statues et des tableaux de l’église. La messe était quotidienne et le dimanche très occupé, le matin par la messe, l’après-midi par les vêpres. On ne s’encombrait donc pas de loisirs superflus ou inessentiels. La religion relevait de l’évidence et le culte d’une forme d’automaticité qu’il n’y avait pas lieu de discuter.
Pour faire comprendre au petit Jean la gravité de la destinée humaine, sa grand-mère l’avait conduit très tôt à une visite du cimetière afin qu’il comprenne la nécessité du commerce des vivants et des morts, illustration de la « communion des saints », ce beau dogme assez négligé aujourd’hui, encore que la mode de la généalogie soit peut-être la lointaine héritière de cette formidable intuition catholique.
Que faire de ce passé ? Ni le rejeter, ni le ressasser à l’infini et ne pas le regretter. Jean Greisch fit comprendre à son auditoire, plutôt que d’en faire une tradition à l’excellence paralysante, qu’il fallait prendre le passé, les traditions, ce qui restait alors de la chrétienté médiévale, non comme des idéaux à rétablir mais comme des éléments factuels, un donné à digérer et mémoriser dans une dynamique du renouvellement. Sans surévaluer ces traditions, sans que les souvenirs soient des entraves au mouvement de la foi et à celui de la pensée en marche.
Le passé en effet peut être très encombrant si on en exagère les vertus ou les dangers. Le 75e anniversaire de la libération des camps d’extermination des juifs d’Europe aura été l’occasion d’un renouvellement officiel de l’hommage dû aux morts. Mais aussi une nouvelle occasion de s’interroger sur la meilleure façon d’empêcher le renouvellement de l’horreur. On peut à ce sujet livrer une réflexion modeste mais peut-être justifiée. Si chacun de nous à son rang et à sa place luttait contre la haine qui est aujourd’hui une des marques dominantes de l’époque, peut-être serait-ce une bonne manière d’opérer cette « transmission » que nous cherchons en tous sens. Ainsi préparerions-nous cet avenir meilleur après lequel nous courons désespérément. La haine est le virus mental le plus terrifiant de ce début de millénaire, la haine née de la peur de l’autre, du fait de ne pas supporter les différences de culture, de peau, de manières de vivre, de religion. La sotte volonté d’éliminer la distinction entre les diverses parties de la société. La volonté irréfléchie de gommer toute différence, de refuser la particularité, les tics mêmes, les traditions des autres. La source de la haine, on le sait depuis la Genèse et la querelle Caïn-Abel, est dans la jalousie. L’injure et le mépris sont des ajouts récents. Ce qu’il faut enfermer ce n’est pas l’autre mais c’est, en soi, le germe de la haine. Comment expliquer autrement que par ce virus ce maudit Brexit désormais opérationnel ?
Plan
Il est plus que douteux que le « plan » mirifique de Donald Trump pour régler définitivement la lancinante guerre Israël-Palestine ait quelque chance d’aboutir à la « paix » qu’il prétend instaurer dans cette région du monde, matrice de nos convictions, de nos imaginaires et de notre culture, matrice aussi de nos conflits et de nos haines recuites.
Est-ce en restreignant à quelques parcelles de terre sèche et pauvre son territoire que l’on va construire un « État palestinien » qui tienne debout ? Est-ce en confirmant la colonisation humiliante par Israël des « implantations » imposées par la force sur les territoires palestiniens que l’on va restaurer la dignité de ce peuple, chassé de ses terres et de ses maisons il y a plus de soixante-dix ans ? Si l’on veut entretenir à l’infini la guerre des mémoires entre le peuple juif et les Arabes, on ne saurait mieux s’y prendre qu’avec ce « plan » provocateur imaginé par la famille Trump et acclamé par l’extrême droite israélienne qu’incarne aujourd’hui Netanyahou.
La suffisance et la gloriole manifestées par le président américain lors de la présentation de ce plan déclaré par lui « historique » et le meilleur jamais inventé feraient rire si l’affaire n’était pas aussi grave. À force de semer dans ces régions, à coups de violences, des virus de haine, de l’Afghanistan à l’Irak en passant par l’Arabie saoudite, le président américain multiplie les plans foireux. Il entretient les mauvais souvenirs, les conflits anciens, et annonce que les ressentiments pourront demain, comme hier, trouver de nombreux aliments.
(1) Lire la page que lui a consacrée La Croix, le lundi 27 janvier, sous la signature d’Élodie Maurot.