Tribune publiée dans le Journal Le Monde (9/9/2019) de Jean-Philippe Bouilloud

Les dirigeants d’entreprise gagneraient à se pencher avec sérieux sur leur passé pour les besoins de leur stratégie, au-delà de ceux de la « com », rappelle l’économiste

Comment la bouteille de Perrier est-elle née ? La galerie des Glaces de Versailles est-elle à l’origine des choix stratégiques de Saint-Gobain ? Le groupe Total s’est-il toujours intéressé au gaz naturel ? Comment le développement durable et la responsabilité éthique ou sociale ont-ils émergé dans l’agenda stratégique de certaines entreprises ? Les entreprises, pour l’essentiel les plus grandes, ont, depuis le début du XXe siècle, pris conscience de l’importance de maîtriser la construction et la communication de leur histoire. La sidérurgie, l’automobile ou les groupes bancaires ont très tôt su construire un récit historique. En France, Saint-Gobain a fait office de pionnier dans cette volonté systématique de construire une politique de conservation de la mémoire et de l’histoire de l’entreprise.

En revanche, les entreprises sont des objets historiques qui ont longtemps été ignorés par les historiens eux-mêmes. Ils n’ont commencé à les étudier que dans les années 1950 aux Etats-Unis, puis peu après en France, et ce n’est que dans les années 1970 et 1980 que la « business history » s’est diffusée.
Parfois convergentes, les méthodes des entreprises et celles des historiens peuvent aussi diverger. Il est clair, de nos jours, que l’entreprise passe son temps à « raconter des histoires » : de ses origines plus ou moins idéalisées au storytelling qu’imposent médias et marketing, entre « history » et « story », l’entreprise ne cesse de se mettre en scène et en mots.
En tant qu’organisation, les entreprises construisent et entretiennent des relations économiques, sociales ou politiques avec d’autres acteurs de leur environnement. A ce titre, elles construisent l’histoire, mais, pour paraphraser Karl Marx, si elles font l’histoire, elles ne savent pas – toujours – l’histoire qu’elles font.

Outil de diagnostic

L’histoire est, d’une certaine façon, présente partout dans l’entreprise, ne serait-ce que parce que toute comptabilité est histoire : elle retrace, sur une période plus ou moins courte, les flux économiques et les événements de l’organisation ; les commentaires qui accompagnent les résultats financiers essaient de présenter cette « histoire » aux parties prenantes. Les auditeurs valident ce récit, qui doit être fidèle à la réalité qu’ils perçoivent, mais est-il « vrai » ? Ici plus qu’ailleurs, cette histoire essaie d’être un « roman vrai », selon la formule célèbre de l’historien Paul Veyne. La difficulté même d’apprécier des risques réels, des prévisions d’activité ou la situation économique à venir souligne que l’exercice n’est jamais facile – sans parler de nombreux scandales, tel celui d’Enron, qui relèvent d’un désir délibéré de cacher ou de mentir.
De façon plus large, les entreprises, notamment dans la nouvelle économie, racontent une histoire qui s’apparente quelquefois à une sorte de « roman entrepreneurial », voire, par certains aspects, qui relève du mythe. En conservant la mémoire, elles produisent – ou font produire, notamment à l’occasion des commémorations ou des anniversaires – des documents qui mettent en avant les valeurs, la culture ou leurs réussites. Ici ou là, des héros – ingénieurs, manageurs, vendeurs, ouvriers – sont présentés comme incarnant le mieux le chemin parcouru.
Cependant, certaines entreprises, en particulier les plus grandes, voient dans leur histoire un outil de diagnostic et de stratégie. Elles développent alors une approche scientifique de leur propre histoire et engagent un dialogue avec les historiens. Car si l’histoire produite par des historiens professionnels peut parfois paraître critique, voire gênante, elle constitue souvent une source d’apprentissage, d’innovation ou de connaissances des origines des routines et des cultures qui composent l’organisation.

Ecart de perspective

Plus rares encore sont les entreprises qui reviennent sur les aspects les plus délicats de leur passé. De nombreux travaux ont souligné la responsabilité de grands groupes allemands ou français dans les politiques de travail forcé, de répression ou de déportation à l’encontre des juifs, des résistants ou de certaines catégories stigmatisées par les nazis, les autorités d’occupation en France et le régime de Vichy. Après la seconde guerre mondiale, d’autres études ont porté sur le soutien à des dictatures, les politiques de sous-traitance qui aboutissent à des conditions de travail particulièrement difficiles dans des pays du Sud, l’affirmation de politiques ambitieuses de développement durable ou d’éthique en contradiction avec le maintien de stratégies inchangées de production et de commercialisation de produits non recyclables ou polluants. De nos jours, ces questions sociales et environnementales deviennent un enjeu majeur pour les récits des entreprises sur elles-mêmes, et le fait de dissimuler des impacts très négatifs peut demeurer un non-dit vécu comme honteux en interne, ou remonter à la surface et constituer une crise douloureuse, parfois mortelle pour l’entreprise.
On comprend qu’ici ou là, les recherches d’historiens puissent susciter de l’inquiétude chez certaines directions ou certains actionnaires. En cela, il y a un écart de perspective entre le point de vue de l’historien et celui du dirigeant : ce dernier doit rendre des comptes de son action présente dans le futur ; le premier n’a de comptes à rendre que sur sa méthode. C’est dans l’influence éventuelle du passé sur le présent que peut se dessiner la tension entre historien et dirigeant : la révélation d’un passé problématique peut entamer l’image de marque d’un groupe.
Récemment, la crainte d’actions collectives qui pourraient s’appuyer sur des documents ou des archives explique sans doute pour partie l’intervention parfois croissante des directions de communication ou des directions juridiques dans les autorisations d’accès ou de publication des recherches historiques. Dans de nombreux autres cas, les entreprises acceptent de contribuer à l’écriture d’une histoire rigoureuse et validée par des méthodes et des débats contradictoires. Ce sont ces enjeux, ces difficultés mais aussi l’intérêt pour l’entreprise de faire son histoire qui seront les thèmes du Congrès international d’histoire des entreprises 2019.

Jean-Philippe Bouilloud est professeur, à l’ESCP Europe