Tribune publiée par le journal Le Monde (6/9/2019)

par Muriel Le Roux, Alain Michel, Roger Nougaret

 

Il faut rétablir un lien de confiance entre les entreprises, détentrices d’archives, et la recherche académique, plaident les historiens Muriel Le Roux, Alain Michel et Roger Nougaret

Pour écrire l’histoire des entreprises, il faut des archives, publiques et privées. Pour y avoir accès, il faut des archivistes et, dans le cas de l’histoire récente, des témoins porteurs de mémoire. Il faut des historiennes et historiens formés à leur interprétation, et des publics intéressés à l’établissement d’un récit vrai. Faire l’histoire des entreprises requiert aussi des échanges fructueux avec des dirigeants conscients de la fragilité des traces des activités passées. Cette conjonction n’a rien d’évident.
Des universitaires, soutenus par des dirigeants et des archivistes d’entreprise, ont créé dans les années 1975-1995 des associations et comités qui ont stimulé de nouvelles recherches académiques. La conservation d’archives et de patrimoine a connu elle aussi un développement important. Le temps était loin où Jean Bouvier écrivait clandestinement l’histoire de la naissance d’une banque (Le Crédit lyonnais de 1863 à 1882, École pratique des hautes études, 1961).

Mais après ces années d’effervescence, les transformations des entreprises et de la recherche ont modifié le paysage. De façon positive, certes, avec la professionnalisation de la gestion des archives ou la constitution – à la suite de fusions – d’ensembles patrimoniaux remarquables ; de même, l’étude de périodes complexes (guerres, spoliations, colonisations) ou la demande d’histoire de salariés perplexes face aux recompositions des firmes ont renouvelé les stocks de connaissances.
En revanche, l’éloignement de certaines entreprises de leurs métiers d’origine ou les changements de marque leur ont fait délaisser histoire et archives jugées « passéistes ». Dans un contexte de financiarisation de l’économie où se succèdent fusions, acquisitions, absorptions et cessions et où émergent de nouvelles activités, le patrimoine des entreprises a pu parfois disparaître. Dans le même temps, la réduction des débouchés pour les historiens et la course aux diplômes professionnels ont éloigné les étudiants de la recherche.
Enfin, la judiciarisation du monde des affaires, dès la fin des années 1990, a progressivement renforcé la prudence des services juridiques et de communication vis-à-vis des chercheurs, le risque de réputation devenant plus complexe à maîtriser avec les réseaux sociaux. L’historien doit convaincre du bien-fondé de son travail…

Réinventer le patrimoine

L’histoire d’entreprise doit connaître aujourd’hui un nouvel élan, suivant trois pistes. La première est celle de la réinvention du patrimoine, terme polysémique qui a intégré de nouveaux intérêts pour le vernaculaire, les techniques, l’industrie, l’immatériel… Les entreprises se préoccupent mieux de la valorisation de leurs richesses architecturales, mémorielles et archivistiques.
La seconde consiste à capter le rite commémoratif. Le passé, même trouble, peut aider à la compréhension du présent. La longévité d’une firme signifie alors capacité d’adaptation et de dépassement des crises, ou encore légitimité d’un métier. Si un anniversaire est une occasion de remobiliser autour d’une culture commune et partagée, il doit aussi permettre l’élaboration d’un savoir vérifié et renouvelé.
Enfin, la troisième est celle de l’établissement d’un lien de confiance, éventuellement par le biais de l’histoire appliquée, entre les entreprises détentrices d’archives et la recherche académique. Car s’il existe différentes manières de faire de l’histoire, personne n’a l’apanage du questionnement, de l’analyse, de la mise en récit, pas plus les grandes entreprises que les petites, pas plus les entrepreneurs que les salariés ou les citoyens.
« Le passé des entreprises appartient à tous »
L’historien doit pouvoir faire valoir un récit objectivé contre un passé souvent fantasmé et éviter toute instrumentalisation : tout récit n’est pas histoire. Il a en revanche une responsabilité : expliquer les évolutions, non pour les accepter – les salariés les vivent dans leur chair –, mais parce que comprendre permet la résilience ; et proposer des analyses critiques aux décideurs, même si l’histoire n’a pas d’ambition prescriptive. Le passé des entreprises appartient à tous.

 

Muriel Le Roux est historienne au CNRS
Alain Michel est professeur d’histoire à l’université Evry-Paris-Saclay
Roger Nougaret est responsable archives et histoire de BNP Paribas