Voilà des dizaines d’années que l’on parle du retour de la biographie. La presse s’empare régulièrement du sujet à chaque fois qu’elle cherche à comprendre pourquoi l’histoire reste, bon an mal an, une passion française. Il est vrai que le genre a toujours eu la préférence du « grand public cultivé ». Il y a bien des raisons à cela : le récit mis en scène, le goût de l’intimité, du dialogue silencieux avec un autre, le besoin de s’identifier à une figure du passé. On accède souvent à l’histoire par la biographie. Qui n’a pas fait ses premières armes « historiques » en lisant le Bernis de Roger Vailland, le Fouquet de Paul Morand ou le Marie-Antoinette de Stefan Zweig.
Jusque dans les années 1980, la biographie n’avait pas bonne presse à l’université et sentait un peu le fagot. Abandonnée aux vulgarisateurs de l’histoire, les Decaux et les Castelot, regardés – à tort – avec un certain mépris, voire avec une certaine condescendance, elle était accusée de tous les maux et surtout de bâtardise, quelque part entre la littérature et l’histoire. Le biographe passait pour être une sorte de « maître Jacques » de la discipline, à la fois géographe, historien de l’art, généalogiste, un peu psychologue, « spécialiste » de tout, de la société, de l’économie, des idées, de la politique. À force de toucher à tout, il n’était bon à rien. La biographie était surtout tenue pour incapable de satisfaire aux méthodes intrinsèques du travail de l’historien : position et choix de ses questions, adéquation de ses thèmes au temps chronologique de son sujet, quête et critique de ses sources. L’école des Annales était passée par là qui avait mis l’individu entre parenthèses, avec son goût des séries, des corpus homogènes et d’une histoire « totalisante ». La biographie a ainsi longtemps été tenue pour une « illusion » selon la formule de Pierre Bourdieu, la reconstitution faussement authentique d’un destin.
Comment alors l’historien peut-il renouveler la biographie dite classique en choisissant de raconter une vie tout en procédant dans le corps même de son récit à la critique permanente de ses sources et tout en analysant les influences réciproques de son « personnage » et des époques dans lesquelles il a vécu ? Comme un jeu de clés et de serrures. Au biographe de trouver la bonne clé pour ouvrir la bonne serrure et partant, pousser la bonne porte.
La solution à cette question se trouve peut-être du côté de l’histoire culturelle dont nous avons hérité de nos amis américains, à la fin des années 1980. L’attention portée par les historiens de la culture aux représentations, aux déformations des récits qui disent l’histoire, conduit ces deniers à s’intéresser à deux problèmes qui sont à mon sens au cœur de l’exercice biographique. Le premier tient à l’imprégnation des sources de différentes natures, entre elles. On sait par exemple l’influence qu’eurent au XIXe siècle les romans sur l’écriture des mémoires et des souvenirs historiques. À l’historien de démêler l’écheveau de ces influences afin de lire ses sources au plus juste. De les lire aussi avec la modestie et l’honnêteté qui doivent l’habiter.
Le second tient au retour du sujet. On ne s’interroge jamais mieux sur la subjectivité d’un récit qu’en se posant la question de celui qui l’a écrit : l’univers culturel dont il a hérité, ses origines sociales, ses influences, sa sensibilité, les rapports particuliers qu’il entretient avec la mémoire, avec le temps. On ne raconte pas de la même façon un épisode de sa vie dans une lettre écrite sur le vif ou dans des mémoires rédigés dix, vingt ou trente ans plus tard, avec tout ce que cela implique de justification aux yeux de la postérité.
J’en ajouterai un troisième qui est à mon sens au cœur de l’exercice biographique, c’est celui de la mémoire. Longtemps après la disparition de l’individu auquel on s’intéresse, celle-ci continue évidemment à le « travailler », à le dénaturer, sinon à le transformer. La mémoire est à l’histoire ce que l’amour ou la haine sont à la distance et à l’esprit critique. On y trouve autant de parti pris que de morale, toute chose dont l’historien doit soigneusement se garder.
Tout cela entre bien dans « la composition d’une vie », pour reprendre la belle expression de Sainte-Beuve. C’est grâce à cela que le biographe saura passer de l’autre côté du miroir, « écrire une vie », saisir son personnage au plus près de ce qu’il a été. Le pari biographique constitue pour l’historien et son lecteur la plus belle des écoles critiques dans un monde aveugle, saturé d’informations anonymes ou douteuses. Un pari de clairvoyance et d’humanité.