par Flore Vasseur, la Croix, 20/11/19

 

 

Il est des rendez-vous manqués. La vie, son sel se nichent dans ceux que l’on n’attend pas.

C’était vendredi dernier, après une semaine à courir de plus en plus vite dans la roue de hamster que je me suis assemblée avec les années. J’avais atterri à Bordeaux, à un événement dont La Croix était d’ailleurs partenaire (1). En ce lieu, on débattait de presse libre et de ce qu’il en reste. In extenso, de pensée libre.

Le théâtre était plein, bien sûr je n’avais rien préparé. Les organisateurs, qui m’avaient honorée d’une heure en scène, m’avaient désigné un modérateur pour que je sois moins seule. À la sortie, toute belle et gourmande, mon éditrice m’attendait avec la suite du plan, presque un ordre : « Fais-nous un texte sur la transmission. » C’est comme si elle avait appuyé sur un bouton car mon cerveau est parti chercher au plus court, et une publicité s’est posée en ­surimpression sur son joli visage : un homme, la petite cinquantaine, prend son petit déjeuner sur un toit terrasse. Au fond on devine l’Italie. Au poignet sous une chemise blanche en lin ramassée au coude, une montre de prix. À ses côtés, un enfant, son garçon, regardant la montre ou le journal que l’homme lit, par-delà la main. Pour un peu de paix, d’amour, il faut la montre. C’est une image, une idée à mettre au feu.

J’ai grandi avec elle. Il fallait transmettre un patrimoine, un niveau de vie, un confort. Assurer. Autour de moi, j’en ai vu se déchirer sur plusieurs générations pour moins que cela. Le patrimoine, c’était ce que l’on fait au temps. Du temps. Que se passe-t-il quand il n’y en a plus ? Quand l’idée d’une continuité flanche ? À quoi bon regarder la montre ?

Stylo en l’air, à la table des dédicaces installée à la sortie du théâtre pour signer quelques livres, je pensais à la question de mon éditrice. Une toute jeune fille s’est approchée, le regard affolé au milieu de son faciès d’ange. Elle avait du mal à parler. J’ai dû me pencher pour lui prêter attention. Au lieu d’ouvrir la bouche, elle s’est mise à pleurer, désorientée qu’elle était. Elle m’a ramenée sur terre. L’émotion pure, c’est la grande force des enfants.

Durant ma conférence, je m’étais adressée à ses semblables, une génération déboussolée non par les difficultés du monde, mais par la double injonction balancée par les générations précédentes : « Voilà ce que l’on te transmet : ce chaos est ton monde. Débrouille-toi. Et tu n’y pourras rien. » J’avais dû leur dire qu’il fallait reconnaître que l’on s’était trompé, accepter de changer, choisir le camp de la vie. Elle ne savait par quel bout prendre cette réalité, quelle était sa place.

Derrière elle, d’autres personnes attendaient, presque recueillies devant son torrent de larmes. J’ai contourné la table qui nous séparait et je l’ai prise dans mes bras. Comme on prend un enfant. Je me souviens bien de ces crises où je pleurais tellement qu’il fallait que quelqu’un me serre pour que je retrouve mon souffle. D’elle à moi, il s’est passé quelque chose. Il est passé quelque chose. J’ai embrassé sa tête, ai posé sa main sur ses cheveux.

Voilà un rendez-vous que je n’attendais pas et que je n’ai pas manqué. Elle m’a donné sa force. Il faut du courage pour se laisser aller à son chagrin et elle en avait beaucoup. Tout est possible dès lors que l’on s’incline devant la fragilité. La sienne, les autres, la nature, la planète. Tout est lié. Nous sommes liés par cette réalité : la fragilité. On rêve de grandes réalisations, moi la première. La vie, son sel donc, se niche dans les rendez-vous que l’on ne manque pas. Ceux des tout petits gestes.

J’espère qu’elle lira ce texte qui en fait, pardon, est pour elle, cette petite fille qui m’a fait le don de ses larmes. Cette petite fille à l’intérieur de moi. Ma fille. Si un jour elle pleure ainsi face à une inconnue j’espère qu’elle la prendra dans ses bras. Nous sommes au milieu d’un champ de forces formidable où tout peut arriver.

L’époque nous interpelle : que transmettre, c’est-à-dire au fond comment continuer à permettre la vie ? Pourquoi en sommes-nous là ? Pourquoi sommes-nous là ? Le « progrès » devait résoudre toutes ces questions, objectivant la nature, les autres, le temps. Cela remonte à plusieurs siècles. Et puis tout s’est emballé. Le néolibéralisme et la technologie nous ont fait croire à « l’homme augmenté ». Foutaises ! Nous ressemblons à des bonsaïs affamés à force de vouloir nous conformer. Des Rantanplan terrorisés par leurs ombres. Ce projet est mort. La démission de l’humanité qui le sous-tendait aussi. Dansons !

Il y a cette phrase magique de l’helléniste à peine trentenaire Andrea Marcolongo dans son magnifique essai La Part du héros : « Être libre, c’est s’inscrire dans quelque chose de plus grand que soi. » Que cela. Et ce « cela », précisément, se joue tous les jours, à chaque minute. Tout est à terre. Cela veut dire que tout est à hauteur d’homme. D’humain. Ce qu’il y a à transmettre ? L’amour de la vie. C’est providentiel, peut-être simple comme un câlin au bon moment. Deus ex machina.

 

(1) Les tribunes de la presse, du 14 au 16 novembre.