par Yves Durand, La Croix, le 2 octobre 2019
Toujours et toujours, les petits-enfants réclament les mêmes anecdotes, surtout celles qui mettent en scène leurs parents quand ils étaient petits. Comme l’épisode du terminus. Ce jour-là, notre aîné, 10 ans à l’époque, emprunte le bus tout seul – c’est la première fois – pour rejoindre un quartier qu’il ne connaît pas. Il a tout repéré : le numéro de la ligne, l’arrêt où il doit monter et celui où il descendra. Tout repéré, sauf la direction… Notre préado se trouve déjà en dehors de ses repères habituels quand il se rend compte de son erreur : le bus roule dans le mauvais sens. Stoïque, l’apprenti passager choisira de patienter jusqu’au terminus pour revenir ensuite en terrain connu…
Trente ans plus tard, nos petits-enfants s’esclaffent et se moquent gentiment du papa. Un peu effrayés tout de même à la perspective de se trouver un jour confrontés à pareille situation…
Le souvenir me fait penser à mon propre grand-père. Un de ces Bretons partis chercher du travail à Paris, dans les années 1920. Jeune célibataire alors esseulé, il passait une partie de ses dimanches dans le métro, jusqu’au terminus lui aussi. Il ne se trompait jamais de ligne, se contentant de les prendre l’une après l’autre, au gré des circonstances. Arrivé au bout, il revenait tout bonnement en sens inverse. Il découvrait la capitale en apprenant la géographie de ses stations. Je n’ai pas connu mon grand-père mais on raconte, dans la famille, que celui-ci aimait ces virées sans prétention. Un plaisir tranquille en même temps qu’un apprentissage à pas cher.
Dans Le Livre de ma mère, l’écrivain Albert Cohen décrit justement ces promenades de tout jeune garçon, le dimanche à Marseille. Cette « solitude à deux », dont il chérit le souvenir, conduisait la maman et son fils, non vers le bus ou le métro, mais vers le tram : « On n’était pas riches et le tour de la Corniche ne coûtait que trois sous. Ce tour, que le tramway faisait en une heure, c’était, en été, nos villégiatures, nos mondanités, nos chasses à courre… Pour cette promenade dominicale, on s’habillait comme des chanteurs d’après-midi mondaine… »
Cette façon de tuer le temps peut nous surprendre, nous qui bénéficions, quelle chance, d’un réseau d’amis, et qui, pour nos loisirs, avons l’embarras du choix. Regardons autour de nous et nous serons cependant étonnés de rencontrer aujourd’hui encore de ces promeneurs du dimanche. Ils prennent le métro ou le bus sans se fixer de but, sans autre destination que le bout du bout de la ligne. Parfois, me confie un voisin esseulé, ils optent en route pour une correspondance qu’ils n’avaient pas prévue. Manière de pimenter l’itinéraire.
Il en va de même des souvenirs qu’on raconte aux petits-enfants. À partir d’une anecdote familière et familiale, on peut bifurquer et tenter d’aller plus loin dans l’échange. Parler par exemple de l’ennui ou de la pauvreté – celles du porte-monnaie, des relations et de l’agenda. Pour inviter nos petits-enfants à rester attentifs et si possible bienveillants à ces joies simples qui ne sont pas les leurs.
Je le ferai la prochaine fois qu’on me réclamera l’histoire. Ce sera la fable du terminus.